Véronique Cambo, écrivain

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Les couleurs de la colère, roman policier

Les couleurs de la colère, Scène Huit Edition, 2014, 203 p.

Les couleurs de la colère, Scène Huit Edition, 2014, 203 p.

Un meurtre a lieu au cours d’un stage de peinture dans un manoir isolé du sud de la France. L’adjudant-chef Jean Duvernoux est chargé des investigations. Enquêteur atypique, talentueux mais tourmenté, il doit également faire face à des problèmes personnels.

Les couleurs de la colère (extrait)

 

    Chapitre 1

 

 

     La jeune modèle était nue maintenant au milieu des stagiaires. « Modèle vivant ». Cette expression semblait avoir été inventée pour cette fille à la beauté pulpeuse, sensuelle, vibrante. C’était le genre de femme qui, depuis la nuit des temps, chavirait le ventre et le cœur des hommes.

    Le peintre Bernard Moiret, crinière blanche, l’air désinvolte et cynique, regardait la jeune femme de plus en plus fixement. Il ne se souciait pas de cacher cette émotion qui l’échauffait doucement. Son corps tout entier frissonnait de désir, du plaisir du désir.

    Il ouvrit son flacon d’encre de Chine et traça sur son cahier des formes abracadabrantes et sombres auprès de la belle exposée. Les stagiaires, toutes des femmes, dessinaient sans un mot, l’air absorbé : coup d’œil au modèle, quelques traits sur la feuille, encore un regard, à nouveau des traits sur le papier. Cela semblait pouvoir durer toujours.

    La concentration éclairait les visages d’une douceur lumineuse.

    La fille adorait être au centre de l’attention pendant les séances de pose. Personne, dans la vie normale, ne vous regarde si longtemps avec cette intensité. Les visages, les corps que l’on croise, on les oublie vite. Pourquoi se les rappeler tous ? La mémoire balaie ces souvenirs comme des feuilles mortes. Mais là, treize paires d’yeux fixaient la jeune femme en cherchant à saisir sa vérité profonde.

    Il ne s’agissait pas de faire un dessin ressemblant mais de saisir la petite flamme qui brûle en chaque être. Ces regards attentifs et ces doigts dociles ne dessinaient pas un corps mais l’enveloppe d’une âme.

    La fille, avec l’insouciance de ses vingt ans, l’ignorait. Elle était à l’âge où l’on se soucie peu de son âme, où le corps, éclatant, prend toute la place. Sûre de sa beauté, de sa jeunesse, elle prenait des poses gracieuses, mettait en valeur la courbe de ses seins et sa croupe de jeune animal. Elle aimait tellement se montrer que, si c’était possible, elle exhiberait l’intérieur de son sexe, secret rose et humide. Elle l’écarterait et le retournerait sur la table comme un fruit étrange et délicieux.

    Le peintre bandait maintenant dans son pantalon trop large, ce qui ne lui était pas arrivé depuis une éternité et il trouvait cela délicieux. Un sourire se dessinait sur son visage bouffi. D’un mouvement impatient de cheval au pré, il secoua machinalement sa crinière blanche. Son sang endormi bouillonnait. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas ressenti cette envie brutale d’un corps, si longtemps que tout désir l’avait quitté. Cette femme, jeune et ardente, l’ex-citait terriblement. Le désir, dans sa chaude cavalcade, coulait à nouveau dans ses veines et réveillait sa carcasse usée.

    Voilà si longtemps qu’il n’avait plus envie de rien, qu’il se sentait à demi-mort. Seules d’immenses rages l’agitaient parfois. Le reste du temps, il se moquait de tout. Auparavant, la colère le dominait en permanence. Maintenant, tout lui était égal. C’était bien plus terrible.

    Le désir, il n’y avait que cela qui comptait…

    - Et tout le reste est littérature, disait-il autrefois avec une paillardise enjouée. À l’époque, son sexe piaffait à la vue du moindre jupon.

    La fille, toute au plaisir de se montrer, ne savait pas qu’elle ressuscitait chez le peintre cette brutale, cette joyeuse énergie du sexe qui pourrait réveiller, de son fracas silencieux, les morts d’un champ de bataille.

    Les muscles de la jeune femme devenaient durs comme du bois. Elle se releva, tourna sur elle-même puis se figea dans une position gracieuse et compliquée. Dociles, les dessinatrices prirent une autre feuille et recommencèrent leur travail de fourmi. Seuls quelques bruits rythmaient la séance : le craquement du parquet sous les pieds de la jeune fille, le froissement du papier que l’on change et des bribes de conversation à voix basse comme à l’église.

    Le peintre ne disait rien, il n’allait voir personne, n’apprenait rien à qui que ce soit. Il ne désirait rien transmettre. Une expression mauvaise déformait son visage, lui donnant l’air malheureux et méchant. Les cœurs de pierre écharpent d’abord leur propre poitrine.

    Il se tut et s’enfonça dans un marais d’indifférence comme un vieil alligator fatigué qui n’est plus dangereux pour personne. Il regarda la fille, dessina quelques traits sur sa feuille, transformant la beauté de son corps en formes étranges. Son vieux tee-shirt blanc était distendu par sa bedaine. Son visage aussi était laid, noyé sous la mauvaise graisse. Pourtant, derrière le brouillard de l’âge, on distinguait des restes de beauté. Sans doute avait-il été beau, un jour. Mais son âme ne l’était pas. Avec les années, elle vous remonte au visage et il n’y a plus moyen de tricher avec la beauté.

    Sa peinture avait été belle, belle à tomber, disait-on, et reconnue. Ils l’avaient écrit, ils l’avaient dit, les journalistes, les critiques, les membres de jurys... Il avait eu son heure de gloire. Et les galeristes se battaient pour l’avoir.

    Maintenant, il en arrivait à se demander s’il était encore capable de peindre. La peinture est une maîtresse exigeante, il faut la désirer sinon elle vous abandonne. Ce désir-là aussi l’avait quitté. Depuis longtemps, il ne peignait plus et le succès s’était éloigné de lui comme une femme délaissée. Qu’il était loin ce temps où il peignait comme on respire et où ses œuvres étaient vendues avant que d’être sèches !

    L’air pénétré, il laissa tomber quelques gouttes d’encre de Chine comme des gouttes de son sang au bout de sa branche de saule. Puis il s’arrêta. Même la pulsation du désir ne résonnait plus assez fort dans ses veines. Il jeta de loin un coup d’œil à la jeune femme qui posait désormais couchée, abandonnée dans une pose alanguie. Il se sentait fatigué à nouveau.

    Soudain, une idée le traversa, son regard devint plus aigu, presque vivant, deux points de mica brillèrent dans l’argile glauque de ses yeux.

    Alors le mufle, le goujat, tandis que la jeune fille posait, couchée, somnolente, confiante, innocente, un bras sous la tête, une jambe écartée, le sexe offert ; alors le mufle, le goujat, au lieu de laisser venir lentement l’esprit du monde sur le papier, dans le travail très humble du dessin, il fit ce qu’on ne fait jamais, au grand jamais. Il lui vola sa beauté, sa nudité, son abandon.

    Elle, elle n’avait rien vu, rien entendu, si, à peine un petit clic, au milieu de la somnolence très douce qui l’avait envahie.

    C’était d’autant plus cruel, alors, cette photographie.

 

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    Chapitre 2

 

     À huit heures trente du matin, l’adjudant-chef Jean Duvernoux, de la brigade territoriale de Roussy-sur-Lorme, était déjà sur les lieux du crime. Il avait mal dormi et se sentait d’une humeur exécrable.

    Commencer la journée par un meurtre n’allait rien arranger !

    Le peintre Bernard Moiret avait été retrouvé mort près d’un minuscule ruisseau qui coulait à proximité d’une propriété où se déroulaient des stages de peinture. Une stagiaire, une certaine Odile Verger, avait découvert le corps au petit matin.

    Le spectacle était effarant. (...)